21.
Une boutique pas comme les autres
Les rues, bien qu’étroites, étaient occupées par des étals que des marchands recouvraient de fruits, d’objets travaillés dans le cuir ou le bois, et de vêtements tressés. Le marché s’installait avec le soleil qui remplaçait progressivement les lanternes à graisse. L’odeur de viande grillée se répandait dans les ruelles puis celle plus sucrée du miel chaud. Les vendeurs constituaient encore l’essentiel de la population à cette heure matinale et ils discutaient fort entre leurs présentoirs, riant ou râlant pour un rien.
Ambre et Tobias progressaient avec précaution au milieu de cette foire de bruits et d’odeurs. Voir les Cyniks ainsi était rassurant, sans leurs armures d’ébène et leur obsession de capturer ou tuer les Pans. Pendant un moment, les deux adolescents auraient pu croire qu’ils étaient des adultes normaux, un jour de marché, et que tout allait finalement s’arranger.
Puis ils virent une femme, la première depuis la Tempête, et cela leur fit un choc. Plus grand encore lorsqu’ils la virent tenir en laisse un enfant de dix ans à peine. Plutôt qu’une vraie laisse en corde, c’était une chaînette en acier, reliée à un bracelet de cuir au poignet de la femme. La chaîne s’enfonçait sous la blouse de l’enfant, et, tandis qu’il marchait, celle-ci s’ouvrit un peu au niveau de son ventre. Les deux Pans contemplèrent l’horreur.
La chaînette se terminait par un anneau noir qui mordait les chairs au niveau du nombril tout gonflé.
Était-ce ce qui les rendait si amorphes ?
La femme faisait ses courses et tout ce qu’elle achetait elle le donnait à porter à l’enfant qui tendait les bras sans réaction.
— On dirait un petit zombie, fit Tobias tout bas en frissonnant.
— Viens, ne restons pas là, ça me dégoûte.
Les rues commençaient à se remplir, Ambre et Tobias se sentaient de mieux en mieux, ainsi noyés par la foule. Plusieurs fois, ils croisèrent des affiches à l’effigie de Matt. N’y tenant plus, Tobias arrêta un passant, lui désigna le portrait et demanda d’une voix qu’il tenta de rendre plus grave :
— Hé ! Sais-tu ce qu’elle lui veut, la Reine, à ce garçon ?
L’homme fronça les sourcils, et tenta d’apercevoir le visage qui lui parlait sous cette capuche obscure.
— C’est la Reine, non ? répondit-il en levant les épaules. Elle fait ce qu’elle veut !
Tobias lança un grognement qui se voulait une approbation et ils s’éloignèrent, bien trop tremblants pour insister.
— Nous allons finir par nous faire repérer, augura Tobias.
— Pas si nous nous en tenons au plan ! Tiens-toi droit et masque la peur dans ta voix. Il faut trouver une auberge ou un établissement de ce genre, pour écouter les conversations.
— Et comment on paiera ? Tu as vu, ils s’échangent des petites pièces ! Ils ont déjà mis au point toute une économie avec de l’argent !
— Et ça te surprend venant des adultes ? Pour l’auberge, suffira de ne pas consommer. Allez, viens.
Ils marchaient en direction de l’université depuis cinq minutes à peine quand Tobias trouva encore à se plaindre :
— N’empêche, on aurait dû laisser nos sacs à Matt, on n’est pas discrets ! Et puis mon arc, ça fait une arme, je sens que ça ne leur plaît pas…
— Tais-toi un peu, tu veux ? Et n’oublie pas que nous sommes des voyageurs, notre équipement contribue au rôle !
— Désolé, c’est quand je stresse, je parle beaucoup.
Une corne de brume résonna dans toute la ville et une partie des promeneurs prit la même direction, que Ambre et Tobias décidèrent de suivre. Ils parvinrent à une grande place pavée où plus de trois cents personnes s’étaient rassemblées. Une avenue partait en direction d’une haute porte dans l’enceinte extérieure. Trois immenses cages en bambou venaient de passer entre les murs de la muraille pour remonter en direction de la place. Des dizaines d’ours tiraient ces étranges charrettes s’élevant à près de dix mètres. Tobias et Ambre reconnurent les cages à Pans. Rondes et remplies d’enfants apeurés.
— Les Ourscargots ! s’enthousiasma la foule. Les Ourscargots !
Une cinquantaine de soldats en armure noire les encadraient.
Le convoi s’immobilisa au milieu de la foule et les cages furent ouvertes par les militaires qui forcèrent les enfants à entrer dans un grand bâtiment sans fenêtre – sa façade s’ornait des mêmes drapeaux rouge et noir que partout en ville avec en plus une pomme argentée au centre. Parmi les Pans, il y avait des fillettes de moins de cinq ans, des garçons qui pleuraient à chaudes larmes et même quelques-uns qui semblaient méchamment blessés. Et pourtant nul ne s’en souciait. On les poussait sans ménagement dans ce lieu éclairé par des lanternes malodorantes avant que la porte ne se referme brutalement.
Combien y en avait-il ? se demandait Tobias. Au moins cent prisonniers !
Comme la foule ne semblait pas bouger, attendant autre chose, Ambre et Tobias firent de même. La porte finit par se rouvrir après de longues minutes et les enfants ressortirent, un par un, entièrement nus, en sanglotant. On les conduisit sur l’estrade qui surplombait la place et là débuta une vente aux enchères pour acquérir chaque Pan.
Ambre et Tobias étaient écœurés.
Une trentaine d’enfants de cinq à treize ans furent ainsi partagés dans la foule. On les présentait comme du bétail, vantant leur jeune âge qui garantissait des années de bons services, leur force, leur gabarit frêle pour des travaux particuliers, jusqu’à ce que le dernier soit attribué.
Le pire restait à venir.
Une fois payé, chaque esclave était amené de force vers une roulotte d’où s’échappaient une fumée grise et une odeur de soufre. Là, deux hommes musclés et gras le tenaient fermement pendant qu’un troisième, aux dents pourries, venait enfoncer une longue pince brûlante dans le nombril de l’enfant. Les pinces se refermaient d’un coup et plantaient un petit anneau noir dans les chairs sous les cris de souffrance de la pauvre victime.
Curieusement, les râles s’interrompaient dans la minute, avec la pose de l’anneau. La vie semblait quitter le petit visage déformé par la peur et la douleur et les larmes cessaient. Une chaînette était clipsée dans l’anneau et le propriétaire repartait avec son domestique au bout de sa laisse.
Le Cynik qui opérait comme commissaire-priseur termina la vente par :
— C’est tout pour aujourd’hui, les autres doivent rester pour de plus amples analyses afin de servir la Quête des Peaux. Je vous invite à revenir demain matin, et gloire à notre Reine Malronce !
Une bonne partie de la foule rassemblée reprit « Gloire à notre Reine » en chœur avant de se dissiper.
— Je crois que je vais vomir, murmura Ambre en s’éloignant.
— Ils sont devenus fous. Totalement déments, conclut Tobias en séchant discrètement ses joues humides.
Ils approchaient d’une zone très fréquentée lorsque Tobias demanda à Ambre :
— C’est quoi la Quête des Peaux d’après toi ?
— Avec ce que j’ai vu ce matin, j’imagine le pire. Trouvons une auberge et quittons cet endroit de malheur !
Ils finirent par repérer une enseigne en lettres enchevêtrées « Taverne Mousse&bouf » cependant Tobias s’arrêta au milieu de la rue.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’alarma Ambre.
Tobias bifurqua vers une devanture poussiéreuse aux vitrines opacifiées par la crasse.
— Je connais cette boutique ! dit-il, presque joyeux.
– » Au Bazar de Balthazar », lut Ambre tout haut.
— J’y suis déjà allé ! À New York ! Avec Matt et Newton ! Viens, il faut vérifier si c’est bien le même !
Un an plus tôt Tobias aurait donné tout ce qu’il possédait pour ne pas avoir à franchir cette porte et voilà qu’aujourd’hui il s’empressait d’y pénétrer, plein d’espoir. D’une certaine manière, l’échoppe constituait un lien avec son passé. Une preuve que cette autre vie n’était pas un rêve, qu’elle avait bien existé, avant.
Tobias entra le premier, il reconnut cette atmosphère mystérieuse et cette odeur de renfermé. Les rayonnages avaient changé, tout comme les articles en vente, il y avait beaucoup de vieux livres désormais, et énormément d’objets d’autrefois : briquets, pochettes d’allumettes, lunettes en tout genre, couteaux de toutes tailles, couvertures, vaisselle, un lavabo en porcelaine, des fenêtres en aluminium, des caisses à outils remplies… Partout où il posait les yeux, Tobias découvrait des fragments de leur ancienne existence.
Balthazar était au fond de son échoppe, accoudé à un comptoir en zinc. Il releva la tête vers ces deux clients encapuchonnés et ses sourcils broussailleux se contractèrent.
C’était toujours le même. Avec son visage creusé, ses touffes de cheveux blancs au-dessus des oreilles, son long nez fin et son regard perçant au travers de vieilles lunettes.
En le voyant, Tobias songea à une expression que Newton, son ami, employait tout le temps dans ce genre de situation : « T’as pas une gueule de porte-bonheur ! » qui faisait référence à l’un de leurs films préférés : Predator. Cela l’amusa avant que la mélancolie ne l’envahisse.
Qu’était-il advenu de Newton depuis la Tempête ? Était-il vraiment… mort ? s’interrogea Tobias.
— C’est pour quoi ? voulut savoir Balthazar de sa voix éraillée.
Tobias approcha assez près pour ne pas avoir à crier mais resta assez loin pour que son visage soit flou dans la pénombre. Pour une fois, il trouvait la couleur de sa peau bien pratique.
— Vous êtes le vieux Balthazar qui était à New York, pas vrai ?
— New York ? Qu’est-ce que c’est ? fit le vieux bonhomme.
Tobias et Ambre échangèrent un bref regard. Les Cyniks avaient-ils perdu la mémoire de leur ancienne vie ?
— Avant d’avoir votre boutique ici, où étiez-vous ? insista Tobias.
— J’ai toujours été ici, depuis le Cataclysme ! Qui êtes-vous pour poser pareille question ?
— Pardonnez-nous, nous ne sommes pas de cette région. Nous venons de l’Ouest, improvisa Tobias. Et nous souhaitons nous rallier à vous.
— Vous n’avez pas vu les Brasiers du Rassemblement ?
— Non, de quoi s’agit-il ?
— Environ deux mois après le Cataclysme, d’immenses colonnes de fumée sont apparues dans le ciel, pendant plusieurs semaines. Chaque survivant ou groupe de rescapés du Cataclysme s’est dirigé vers ces feux. C’était la Reine Malronce qui les avait allumés. C’est elle qui nous a guidés. Ça ne vous dit rien ?
— Non, nous ne savons rien de tout cela dans l’Ouest, inventa Tobias.
Le vieillard, content d’enfin partager quelques mots, enchaîna :
— Elle nous a expliqué qu’un terrible mal nous avait frappés à cause de nos erreurs passées, de nos péchés. Elle nous a montré la voie à suivre pour survivre. C’est elle qui nous a révélé que les enfants étaient la cause de nos maux !
— Les enfants ? répéta Ambre incrédule. Comment ça ?
— C’est par leur faute que tout ça s’est produit ! Leur insouciance, leurs caprices, leurs excès ! Tout cela nous a menés vers le chaos ! Pour plaire à nos enfants, nous avons toujours voulu plus, toujours fait plus, jusqu’à aboutir au Cataclysme !
— Mais les enfants n’y sont pour rien ! s’indigna Ambre.
— Bien sûr que si ! La Reine le sait ! Elle fait des rêves vous savez… Elle a vu l’avenir.
— Quel avenir ? La Quête des Peaux, c’est ça ? voulut savoir Tobias.
Balthazar parut tout à coup méfiant. Il pencha la tête pour mieux distinguer ses visiteurs.
— Dites-moi, quel âge avez-vous ? demanda-t-il, soupçonneux.
Ambre ne se démonta pas et fit un pas en avant en abaissant sa capuche pour dévoiler son visage.
— Je vais sur mes seize ans, dit-elle. Mais soyez rassuré, nous ne sommes pas comme tous ces enfants, nous avons décidé de nous joindre à vous, car vous êtes dans le vrai. Il n’y a pas de futur à rester parmi les Pans.
Balthazar acquiesça largement.
— Ah ! Vous avez atteint l’Âge de Raison ! C’est une bonne chose, n’est-ce pas, que de recouvrer la vue après une longue période d’aveuglement !
— C’est quoi l’âge de raison ? interrogea Tobias avec moins d’assurance que Ambre.
— Ce que tu viens de vivre, garçon ! Quand un adolescent prend enfin conscience des enjeux de la vie, il franchit un cap, il prend ses responsabilités et devient l’un des nôtres. Chaque semaine, des jeunes hommes et des jeunes filles comme vous parviennent jusqu’à nous, trahissant leur clan, en ouvrant enfin les yeux.
— Colin…, murmura Tobias.
Balthazar semblait capable de prouesses extraordinaires car il releva malgré la distance :
— Colin ? Oui, je connais un jeune garçon de ce nom qui a récemment quitté son clan.
Ambre et Tobias se jetèrent un nouveau coup d’œil furtif.
— Un châtain aux cheveux longs avec plein de boutons ? fit Tobias.
— Je crois que cette courte description lui correspond bien !
— Ah oui ? Et vous savez où on peut le trouver ? questionna Ambre.
— Pour être accepté parmi nous, vous devrez prouver votre utilité. Lui a promis qu’il livrerait tout un clan à nos troupes. Il a échoué aussi il aurait dû être banni, pourtant un homme dans cette ville prend sous son aile les adolescents refusés.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Vous ne devriez pas l’approcher, croyez-moi, c’est un personnage que nul ne devrait côtoyer ! Nous l’avons surnommé le Buveur d’Innocence. Il vit dans la haute tour de pierre, au centre de la ville. Mais si c’est Colin que vous cherchez, allez donc à la taverne en face, il s’y trouve presque tous les jours quand le Buveur n’est pas en ville.
Tobias s’approcha à son tour :
— Vous n’avez vraiment aucun souvenir de votre passé ?
Balthazar se frotta les mains sous le menton, intrigué par ce curieux promeneur.
— Pourquoi donc, mon petit ?
— Je… Je me demande, c’est tout.
— Non, aucun souvenir. Maintenant sortez de ma boutique. Vous êtes nouveaux en ville, des jeunes de surcroît, vous devez aller vous signaler au Ministère de la Reine dès à présent, c’est une obligation sans quoi vous pourriez être arrêtés. C’est au cœur de la ville, les vieux bâtiments, ceux qui ressemblent à un château.
Ambre le remercia et tira Tobias en arrière pour le faire sortir. Sur le seuil, le vieux Balthazar leur lança :
— Je devrais rapporter aux autorités votre présence en ville, vous savez ! Mais je n’en ferai rien. Je vous fais confiance. Maintenant hâtez-vous de légaliser votre situation ou fuyez cet endroit !
Et tandis qu’ils sortaient dans la rue, Tobias crut voir les yeux du vieil homme devenir jaunes, avec une longue pupille noire verticale, comme un serpent ! Il leur adressa un clin d’œil et la porte se referma.